Catherine Le Guay est la petite fille de Georges (alias « Puck ») Chaudoir (1873-1930), un voyageur et riche collectionneur qui a effectué plusieurs tours du monde à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Il ramène de ses voyages de rares photographies, des souvenirs et des collections d’objets d’arts, ainsi que plusieurs carnets de notes qu’il publie sous le pseudonyme « un Ancien de la Cambre », du nom de son régiment.
Elle nous raconte ici son histoire…
Bonjour Catherine, pouvez-vous nous présenter votre grand-père ? Qui était-il ?
Mon grand-père est né en 1873. Issu d’une famille de riches industriels belges, il rêvait de faire une carrière militaire. Mais il a été réformé car il avait apparemment un problème de santé. Pour le consoler, ses parents lui ont offert son premier tour du monde. Il est donc parti faire un tour du monde et, bien sûr, il a emmené sa maitresse, Mimi. À ce moment, il devait avoir une vingtaine d’années. En revenant, il a voulu épouser sa maîtresse. Mais vous vous imaginez bien qu’à l’époque une jeune fille de bonne famille ne partait pas en voyage avec un homme sans être mariée ! La famille, bien sûr, a refusé le mariage. Pour le consoler de cette seconde désillusion, sa famille l’a renvoyé faire un deuxième tour du monde avec son valet de chambre, qui s’appelait Lambert.
Il est donc parti une première fois dans les années 1890, puis une seconde fois en 1907. À la fin du dix-neuvième, les gens ne voyageaient qu’en bateaux ou trains. Et ils se retrouvaient tous, sans se concerter, car très peu de personnes voyageaient à cette époque.
Puck avait des lettres d’introduction du roi des Belges pour passer les frontières, même au fin fond de la Birmanie ! En Birmanie, où il y avait beaucoup de marche à pied à faire, il réquisitionnait porteurs et éléphants pour pouvoir traverser la jungle. Et puis, comme le soir à cette époque il n’y avait pas de télévision, automatiquement il écrivait son journal. Mon grand-père a donc écrit son journal quasiment tous les soirs. Et, quand il est rentré en Belgique, il a fait éditer ses journaux Ballade autour du monde, Au pays des pagodes et À travers l’Afrique Équatoriale.
J’ai l’impression qu’il a été extrêmement marqué par l’Asie. Il a fait notamment plusieurs voyages en Birmanie. Au Japon, il a fait plusieurs escales, mais il n’est pas resté si longtemps que ça car il devait rembarquer.
Voilà à peu près la vie d’aventurier de ce jeune homme de bonne famille. De retour de ce second tour du monde, ses parents ont dû lui dire : « Mon garçon, il est temps que tu te ranges ! ». Il a donc épousé ma grand-mère, qui était une de ses cousines, qui avait vingt ans de moins que lui et qui n’aimait pas voyager. Et il s’est établi à Villefranche-sur-Mer, dans une des propriétés du roi des Belges.


Dans quelles régions du Japon a-t-il voyagé ?
Lors de son premier voyage, ses escales étaient à Nagasaki, Kobe et Yokohama. Il a ramené une carte postale qui décrit son itinéraire. Mais il a su profiter de son séjour pour visiter Kyôto, Tôkyô, Nikkô et Ashio, ce qu’il relate dans son journal.



Il a donc ramené de ses voyages un carnet de notes et de rares photographies du Japon de l’ère Meiji. Que raconte-t-il de ce pays ?
Ce qui m’amuse est que son avis est le même que les touristes d’aujourd’hui ! Dans son journal Ballade autour du monde, il note que les Japonais sont d’une finesse, d’une élégance, d’une politesse… On le dit toujours un siècle plus tard ! Lors de son séjour, il pratique d’abord des activités de touriste. Il assiste à une pièce de théâtre, à une cérémonie du thé, à une danse de geishas ; il se fait tatouer ; il court les boutiques d’artisanat. Il s’émerveille devant la finesse et le raffinement des objets d’art. Il loue l’élégance des jeunes filles en kimonos et la politesse de tous. Et il visite bien sûr des monuments historiques, plusieurs temples bouddhistes et shintoïstes ; puis la grande mine de cuivre d’Ashio, qu’il décrit comme étant « peut-être la plus grande du monde ». Comme beaucoup de touristes, il se dit immédiatement fasciné par ce pays. Mais il trouve le port de Yokohama très moderne et européanisé. Il déplore que ce ne soit pas plus pittoresque.




Il s’intéresse beaucoup aux mœurs et à l’histoire du pays. Il s’étonne par exemple que les Japonais refusent systématiquement les pourboires. (De nos jours aussi, les pourboires sont mal vus au Japon.) Que les petits enfants paraissent tous si calmes. Et que même les prostituées qu’on aperçoit dans le quartier de Yoshiwara à Tôkyô aient des airs distingués. Il relate dans son journal l’histoire des 47 rônins qu’on lui raconte et il cherche les tombes des anciens shôguns.



En tant que militaire à titre honoraire, il s’intéresse aussi beaucoup à l’armée et il obtient même l’autorisation de visiter des casernes, accompagné de l’interprète du ministère de la guerre. Le Japon est alors en plein essor impérialiste et Puck est impressionné par son armée, l’une des meilleures du monde selon lui, dont il loue les progrès fulgurants, la discipline et le patriotisme. Pour lui, c’est une armée sur laquelle la Belgique devrait prendre exemple ! Il rappelle sa récente et écrasante victoire lors de la première guerre sino-japonaise, victoire dans laquelle il ne voit qu’une prouesse militaire quand d’autres s’inquiètent de cette politique expansionniste. Il se lance même dans un long plaidoyer pour défendre l’armée japonaise contre les critiques exprimées par des reporters dans la presse. C’est ainsi qu’il achève son récit dans Ballade autour du Monde.

Vous-même, avez-vous voyagé au Japon ? Quel souvenir en gardez-vous ?
J’y suis allée pour la première fois dans les années 1970. Je travaillais alors pour une compagnie aérienne qui n’existe plus, qui s’appelait la TWA, donc j’avais des billets gratuits à l’époque. Là, j’avais un billet gratuit pour faire un tour du monde. Alors je suis partie, et je voulais absolument m’arrêter au Japon.
J’arrive donc au Japon, à Tôkyô, avec une collègue. Et, comme je savais que je n’avais que trois jours, je voulais absolument voir Kyôto et le Pavillon d’or. Du coup, je n’ai pas beaucoup de souvenirs de Tokyô. Je vais tout de suite à la gare, j’arrive et je dis : « Kyôto ! ». On me donne le billet et je demande : « Which platform, please ? ». Et là, je m’aperçois que mon interlocuteur ne parle pas un traître-mot d’anglais ! En 70, personne ne parlait anglais au Japon. Alors, je dis à mon amie : « Viens, on va se débrouiller ». Je lève les yeux pour regarder le panneau des trains, mais bien sûr tout était marqué en kanjis ! Je voyais aussi que, dans la foule autour de nous, les femmes étaient toutes en kimonos. Ça m’avait frappée car je ne connaissais rien du Japon à ce moment. Et tout-à-coup, en regardant le tableau, je vois « 007 » et un numéro de quai à côté. À l’époque, le shinkansen venait juste de sortir et on l’avait surnommé « le train le plus rapide du monde », « James Bond », etc. Donc j’ai dit à mon amie : « Je suis sûre que c’est ça ! ».
Nous montons quatre-à-quatre sur le quai indiqué, je montre mon billet et tout-de-suite tout le monde s’incline pour nous dire que c’est bien là. Quand le train arrive, mal élevées comme toutes les Françaises que nous sommes, nous jouons des coudes pour entrer dans le wagon en premier ! Je n’en suis pas très fière. Mais personne à part nous ne bougeait sur le quai, et les portes se referment avant que nous n’ayons pu monter ! Je me dis donc que ça ne doit pas être le bon train. Et tout-à-coup, j’entends un bruit comme « Ta ta ta ta ta ta »… L’employé du train parcourait tous les wagons en remettant les dossiers dans le sens de la marche ! Et après seulement, les portes se sont ouvertes.
Une fois de plus, donc, nous jouons des coudes pour monter et nous nous asseyons. On était contentes, on avait trouvé deux bonnes places à côté de la fenêtre ! Et là, des Japonais viennent vers nous. On ne comprenait rien du tout à ce qu’ils nous disaient. En France, on n’avait pas de TGV à l’époque, il n’y avait pas de réservations pour les trains. On pouvait parfois réserver, mais ce n’était pas automatique. Donc je dis à mon amie : « Non mais, attends ! On était là en premier, on ne bouge pas. ». Enfin, au bout de cinq minutes, on a compris qu’on était bien sûr dans le mauvais wagon ! Donc nous avons changé de places et nous sommes arrivées le soir, à la nuit tombée à Kyôto.
Je dis à mon amie : « Viens, on va se trouver un hôtel ». Mais, une fois de plus, personne ne parlait anglais ! Finalement, quelqu’un nous indique par gestes un chemin à prendre. Nous suivons l’itinéraire… Et nous arrivons dans une ruelle en terre battue complètement noire ! La ville n’était pas éclairée, à part du côté de la gare. Du coup, on ne savait pas quoi faire, à part retourner sur nos pas et dormir dans la gare. Je voyais bien qu’il y avait un Hilton près de la gare, mais on n’avait pas les moyens de s’offrir l’Hilton ! Finalement, en essayant de retourner vers la gare, on aperçoit une petite maison avec de la lumière. Cela avait l’air d’une petite auberge pour personnes âgées. On avait vingt ans, et les gens que nous voyions nous paraissaient très vieux…. Mais, heureusement, le garçon qui était à l’accueil parlait anglais, nous a dit que nous pouvions rester, et nous nous sommes senties en sécurité.
Nous sommes donc entrées dans une sorte de petit couloir qui menait à notre toute petite chambre étroite, qui se composait de 2 lits en bois superposés avec un yukata sur chaque lit et deux petites armoires en fer. Je ne connaissais vraiment rien au Japon. Je demande au jeune homme où l’on peut se laver, il me répond que ce n’est pas l’heure !!! Mais qu’il nous préviendra quand on pourra y aller. Quand j’entre pour la première fois dans une salle de bain japonaise, idiote comme j’étais, je dis à mon amie : « Attends, cette mini-piscine, on ne va pas la remplir ! ». On n’avait pas compris qu’il fallait se laver d’abord et que le vrai bain était après.
Voilà pour notre première nuit à Kyôto. Le lendemain, on se promenait au hasard, il n’y avait aucun touriste, les femmes qu’on croisait étaient toutes en kimonos… C’était sublimissime. Et bien sûr, je garde en mémoire le souvenir du Pavillon d’or, avec sa sérénité grandiose. Et les feuillages d’automne. C’était de toute beauté. Mais le Japon à l’époque coûtait une telle fortune que je n’avais pas les moyens de prolonger mon séjour. Je suis donc repartie et j’ai continué mon tour du monde.
Voilà donc ma première expérience au Japon. Le soir, avant de repartir, nous avons grignoté dans un petit yatai et là, qu’est-ce que j’entends à la radio ? J’entends : « Tombe la neige, tu ne viendras pas ce soir… ». C’était Adamo, un chanteur belge populaire des années 70 qui faisait un carton au Japon à cette époque ! Et donc, je dis à mon amie : « Dis-donc, c’est bien la peine d’arriver au Japon pour entendre Adamo ! ».
Collection de cartes postales peintes ramenées par Puck Chaudoir :













Répondre à Clergier Annuler la réponse.