Redécouvrir les mangas gothiques

Le manga gothique est très inspiré de littérature anglophone. Souvent situées en Europe (Angleterre victorienne, Allemagne, France…), ces histoires sont caractéristiques de l’exotisme occidental en manga.

Le gothique est aussi l’un des rares styles de manga qui visent un public mixte. Il permet ainsi à des femmes mangaka (Yana Toboso, Jun Mochizuki…) d’écrire du shônen (manga d’action, dit « pour garçons »), car il transcende les catégories traditionnelles : shôjo (manga « pour filles »), shônen (« pour garçons ») et seinen (« pour adultes »). Le manga gothique fait aujourd’hui tomber les barrières entre manga shônen et manga shôjo.

Voici nos conseils de lecture & visionnage pour comprendre l’évolution du manga/anime gothique. On vous présente un manga célèbre par décennie…

Années 70 : Le Clan des Poe de Moto Hagio

Shôjo / Shônen’ai – 2 tomes (Grand format).

Edgar et Allan, qui s'appuie sur son épaule. Tous deux portent de superbes vêtements d'époque, décorés de rubans et de motifs de fleurs.
Source : Le Clan des Poe © Moto Hagio / SHOGAKUGAN. Tous droits réservés.

Résumé :

Edgar et Marybelle sont des vampanella qui voyagent avec leurs parents. Arrivés dans une nouvelle ville, ils décident de s’intégrer parmi les humains en allant à l’école comme les autres enfants. Edgar rencontre alors Allan, un jeune humain riche et hautain, dont il espère faire son ami.

L’histoire se déroule ensuite, de manière non linéaire et avec des personnages variés, à travers différentes époques (du XVIIIe siècle à la Seconde Guerre mondiale), en développant une réflexion poétique sur le passage du temps.

Analyse :

Moto Hagio a été invitée au festival d’Angoulême en 2024. Membre du « Groupe de l’An 24 » dans les années 70, elle se réunit dans le salon littéraire Oizumi aux côté d’autres mangaka féministes engagées, comme Riyôko Ikeda (La Rose de Versailles / Lady Oscar). Cette période est considérée comme l’âge d’or du shôjô manga.

Son manga le plus célèbre, Le Clan des Poe, est connu comme l’un des tous premiers mangas de vampires. (Avec Vampires d’Osamu Tezuka, manga shônen paru en 1966, mais dans lequel les vampires s’apparentaient plutôt à des loups-garous.) Et également comme l’un des précurseurs du shônen’ai, ou boys’ love.

Dans ses interviews, Moto Hagio explique qu’elle ne se sentait pas à l’aise pour écrire des personnages féminins car, à l’époque, les femmes dans les mangas avaient des rôles très codifiés. Elles ne pouvaient pas, par exemple, avoir un tempérament combatif ou impulsif. Hagio choisit donc systématiquement des protagonistes masculins, et se met à écrire de la romance entre garçons. À la même époque, sa collègue Riyôko Ikeda écrit de la romance entre filles, avec Oniisama e (Très cher frère).

On dit souvent que l’écrivaine américaine Anne Rice est la première à avoir présenté les vampires comme des personnages nuancés, plutôt que comme des monstres… Mais Moto Hagio avait eu cette idée quatre ans avant !

Moto Hagio met en scène des vampires gentils et tourmentés, comme dans Entretien avec un Vampire d’Anne Rice. Toutefois, ce manga est paru en 1972, soit quatre ans avant Entretien avec un Vampire. Moto Hagio serait donc, avant Anne Rice, la première autrice à avoir réhabilité les vampires.

Les autres œuvres de Moto Hagio :

Le court drame Le cœur de Thomas, est aussi un excellent manga, qui est cette fois-ci clairement catégorisé shônen’ai et se déroule dans le cadre plus réaliste d’un pensionnat allemand. Il serait inspiré du film français Les amitiés particulières.

L’œuvre de Moto Hagio est extrêmement variée. Elle a également écrit plusieurs histoires de science-fiction, dont le manga Nous sommes onze ! qui est adapté en anime en 1986. Dans ce manga, dix candidats réunis dans un vaisseau spatial pour un examen s’aperçoivent qu’il y a parmi eux une personne de plus que prévu, et commencent à se soupçonner mutuellement d’être l’intrus…Moto Hagio devient ainsi l’une des premières autrices à introduire dans le shôjo d’autres styles d’histoires que la romance, et à se rapprocher du shônen.

Années 80 : JoJo’s Bizarre Adventure – Phantom Blood de Hirohiko Araki

Shônen – 5 tomes (ou 3 tomes en grand format) / 9 épisodes.

Autre image du manga, lorsque Dio arrive au manoir et rencontre Jonathan. Jonathan et son père sont en noir et gris. Tandis que Dio est tout en blanc, ce qui renforce l'impression qu'il vient d'ailleurs. Le sol du manoir est un immense damier noir et blanc, ce qui fait ressembler les personnages à des pions sur un échiquier.
Source : JOJO’S BIZARRE ADVENTURE © 1986 by Hirohiko Araki / SHUEISHA Inc. Tous droits réservés.

Résumé :

Dans l’Angleterre victorienne, une famille d’aristocrates adopte un orphelin pauvre, Dio, qui brille dans tous les domaines… Mais ils ignorent que celui-ci vient dans l’unique but de s’emparer de leur fortune, et que c’est en réalité un véritable démon : il a empoisonné son propre père qu’il haïssait et, dans cette nouvelle famille, il semble n’avoir d’autre loisir que de tourmenter son frère adoptif dès que le père a le dos tourné !

Pour obtenir au plus vite son héritage, Dio prévoit de reproduire son premier crime à l’identique en empoisonnant son père adoptif. Entretemps, il découvre un masque aztèque qui a le pouvoir de transformer les humains en vampires. Lorsqu’il se retrouve cerné par la police après que son projet d’assassinat ait échoué, il décide de s’échapper en testant le masque sur lui-même…

Analyse :

Nous passons du côté des shônen ! JoJo’s Bizarre Adventure est une série en plusieurs parties, et Phantom Blood est son seul arc gothique.

On y trouve énormément de références à Dracula de Bram Stocker, mais aussi à des romans plus réalistes comme À l’est d’Eden de John Steinbeck (une saga familiale autour du mythe d’Abel et Caïn), Sherlock Holmes de Conan Doyles… ou encore Les Misérables de Victor Hugo ! Côté gothique, il y a également beaucoup de références à Salem, le roman de Stephen King qui met en scène un vampire.

Sur le plan esthétique, ce manga est inspiré de dessins de mode de l’artiste Antonio Lopez, de cinéma d’horreur américain et de giallo italien. Le manga fait aussi de nombreuses référence à la musique rock et metal, principalement à travers les noms des personnages. Et l’auteur dit s’inspirer de la comédie horrifique Fright Night (Vampire, vous avez dit vampire ?) à l’ambiance très « rock ».

Les années 80 étaient en effet la grande époque des films d’horreur de série B, qui ont massivement trouvé leur place dans les univers musicaux. Vampires et zombies sont très à la mode, et s’invitent alors dans les groupes de musique. Dans les romans d’Anne Rice, le vampire Lestat se reconvertit même en rockstar ! Plus généralement, la musique metal construit tout un imaginaire inspiré de fantasy et d’occultisme.

La vision classique des vampires :

Contrairement à Moto Hagio, Hirohiko Araki reprend vraiment la vision traditionnelle des vampires, issue des romans fantastiques du XIXe siècle. L’histoire est racontée du point de vue des humains, et le (futur) vampire est présenté comme un envahisseur diabolique, quoique fascinant. Comme Dracula ou Carmilla, il s’infiltre dans une famille pour la détruire de l’intérieur et en s’attachant à une proie. Et ce, dès le début de l’histoire, alors qu’il n’est même pas encore un vampire !

L’évolution de la série :

La suite de la série n’est pas gothique et se déroule à chaque fois dans des cadres très différents. (Italie, Égypte, Japon, États-Unis…) On y suit les descendants de la famille du héros jusque dans les années 2010. Dio étant un vampire immortel, c’est le seul personnage que l’on retrouve à différentes époques, et il devient le principal antagoniste.

Années 90 : Comte Caïn de Kaori Yuki

Shôjo – 5 tomes

Trois portraits de personnages, par Kaori Yuki. Le premier représente Caïn avec un squelette d'oiseau. Le second, une petite fille blonde aux grands yeux vides qui tient une poupée. Et le troisième une jeune fille aux cheveux rouges et frisés, avec un collier en forme d'araignée.
Source : Comte Caïn, God Child. © Kaori Yuki/HAKUSENSHA, Inc. Tous droits réservés.

Résumé :

Dans cette série très inspirée de Sherlock Holmes, on suit les enquêtes du comte Caïn Hargreaves, accompagné de son serviteur Riff. Chaque chapitre constitue une enquête différente, avec à chaque fois du suspense, du drame et de nouveaux personnages aux psychologies développées.

Au fil de ces enquêtes, on apprend que le héros cache également une histoire de famille dramatique. Et le manga s’oriente vers une confrontation avec son demi-frère Jezabel, un médecin diabolique…

Analyse :

Kaori Yuki est considérée comme la véritable inventrice du gothique en manga. Et elle a énormément influencé l’œuvre de Yana Toboso (autrice du célèbre Black Butler).

Comme Black Butler, Comte Caïn raconte les enquêtes d’un petit lord anglais, qui cache un passé sombre. Mais, contrairement à Black Butler (qui est un shônen, manga « pour garçons »), cette histoire était à l’époque catégorisée shôjo (« pour filles »). Preuve que les catégories japonaises dépendent principalement du magazine de prépublication, et non du contenu de l’intrigue…

Les années 1990 sont le moment où le gothique s’implante vraiment au Japon, grâce au cinéma américain : les films de Tim Burton, ainsi que de nouvelles adaptations réussies de Dracula (par Coppola) et d’Entretien avec un Vampire (avec Brad Pitt et Tom Cruise). Auparavant, le style gothique n’était pas du tout populaire.

À cette époque, le manga gothique se fait également plus sombre. Les histoires de Kaori Yuki sont parfois très noires et abordent des thèmes graves, comme l’inceste ou la folie.

Esthétiquement aussi, le manga gothique trouve enfin une identité visuelle précise :

Le look très reconnaissable des personnages de Kaori Yuki inspire toute une génération d’autrices de shôjo qui se spécialisent dans le gothique. Il influence aussi énormément la mode otaku et les vêtements style « lolita gothique » qui se développent dans les années 2000.

Kaori Yuki est aussi connue pour d’autres mangas gothiques célèbres comme Angel Sanctuary et Alice in Murderland.

Années 2000 : Black Butler de Yana Toboso

Shônen – 34 tomes (en cours)

Ciel vêtu d'une tenue impressionnante, toute en noir et blanc, et qui semble plutôt inspirée des costumes féminins victoriens. Sebastian, en costume noir sobre comme à son habitude, l'aide à enfiler une chaussure rouge à talon.
Source : Yana Toboso Artworks Black Butler (V.2) © 2015 Yana Toboso / SQUARE ENIX CO. LTD. Tous droits réservés.

Résumé :

Le jeune comte Ciel Phantomhive, accompagné de son majordome diabolique Sebastian avec qui il a passé un pacte, mène des enquêtes au service de la reine Victoria. Tout en poursuivant en parallèle son objectif : venger le meurtre de sa famille…

Analyse :

Black Butler (Kuroshitsuji) est aujourd’hui le plus célèbre des mangas gothiques. Très inspiré par Comte Caïn, ce manga aux superbes costumes, aux personnages complexes et aux intrigues développées s’est rapidement imposé comme le chef d’œuvre du genre.

Black Butler situe chaque arc dans un décor typique de l’imaginaire gothique : le cirque, la forêt à l’atmosphère médiévale, le navire qui fait naufrage, la secte… Son atmosphère est un mélange entre Sherlock Holmes et Alice au Pays des Merveilles. Son esthétique à la fois sombre, curieuse et mignonne rappelle également l’univers de Tim Burton.

Les autres œuvres de Yana Toboso :

Yana Toboso a écrit d’autres séries gothiques avant Black Butler et a créé les character designs du jeu vidéo Twisted Wonderland, consacré à l’univers des méchants dans Disney !

L’héritage de Black Butler :

Avec ses shônen inspirés à la fois par le yaoi et par les shôjô de Kaori Yuki, Yana Toboso parvient à imposer son style personnel, et brouille de manière radicale les frontières entre shônen et shôjo. Elle est, de plus, imitée par d’autres mangaka, comme Jun Mochizuki (Pandora Hearts, Les Mémoires de Vanitas).

Années 2010 : Puella Magi Madoka Magica

Anime seinen – 12 épisodes

Mami face à une sorcière. Les sorcières dans Madoka sont des sortes de monstres très colorés qui ressemblent parfois à des dessins d'enfants.
© Aniplex, Madoka Partners, MBS. Tous droits réservés.

Résumé :

Kyubey, qui a l’apparence d’un petit chat trop mignon avec des oreilles de lapin, offre à Madoka la possibilité de devenir une magical girl, en échange d’un vœu. Sa mission sera alors de se battre contre des sorcières pour protéger la Terre… Notre naïve héroïne accepte avec enthousiasme ! Mais bientôt elle découvre que les « sorcières » sont en réalité d’autres Puella Magi qui ont sombré dans le désespoir… Madoka a peut-être fait un pacte avec le diable ?

Analyse :

Madoka Magica est un anime qui n’est pas tiré d’un manga. Cette série se présente comme une histoire classique de magical girls à destination des enfants… Mais c’est en réalité un seinen (manga pour jeunes adultes) très sombre !

Un univers tout rose qui vire au noir. C’est ce détournement des codes du shôjo qui fait le succès de cet anime. Alors que les mangas gothiques, depuis Kaori Yuki, se distinguent par des couleurs très sombres, Madoka Magica a au contraire un univers très coloré et sa propre esthétique, ainsi que des musiques magnifiques. Cet anime est l’un des plus représentatifs de l’esthétique « kawaii gothic », ou « gothique mignon ».

Années 2020 : DRCL midnight children de Shin’ichi Sakamoto

Seinen / Horreur – 5 tomes (en cours)

Les quatre personnages principaux (Mina, Jo Suwa, Arthur et Quincy), réunis autour d'une table pour une séance de spiritisme.
Source : DRCL Midnight Children © Shin’ichi Sakamoto 2021. Tous droits réservés. Description : Dans ce manga, les personnages du roman sont des enfants. On retrouve Mina (la petite rousse à tresses), Jack Seward (le petit brun, renommé Jo Suwa car il est désormais d’origine japonaise), Arthur Holmwood (le blond, qui vient d’une famille d’aristocrates) et Quincey Morris (le garçon à la peau noire qui, comme dans le roman, est originaire d’Amérique).

Résumé :

Le navire Le Demeter arrive à Londres, apportant avec lui un mal inconnu… Les élèves de Whitby School parviendront-ils à enrayer l’épidémie ?

Analyse :

Le vampire, métaphore du Covid

Dans ce manga, Shin’ichi Sakamoto (qui était, comme Moto Hagio, invité du festival d’Angoulême 2024) revisite le mythe de Dracula, en établissant un lien entre la prolifération des vampires dans Londres et la pandémie du Covid… Intéressant quand on sait que Dracula a initialement été écrit à l’époque d’une épidémie de choléra.

Le titre du manga, DRCL, est une abréviation employée par Mina dans son journal pour désigner Dracula. Cet assemblage bizarre de lettres évoque aussi un nom de virus ou de bactérie.

Jonathan VS Mina : Qui est le héros de Dracula ??

On retrouve aussi la plupart des personnages du roman (cf image ci-dessus), mais Mina est clairement le personnage principal, preuve que les mentalités ont évolué depuis l’époque Phantom Blood. En effet, Dracula est à l’origine un roman féministe, où l’héroïne (Mina) vole complètement la vedette au héros (Jonathan) au cours de l’histoire… Les mangaka ont donc le choix : qui mettront-ils en avant ? Jonathan ? Ou Mina ? En 1987, Araki a choisi Jonathan ; en 2021, Sakamoto choisit Mina.

Dans une interview publiée dans ATOM, Sakamoto déclare d’ailleurs : « Je voulais faire de Mina Harker une héroïne comme jamais je n’en avais vu dans un manga, et raconter comment une fille un peu à part parvient, sans aucune aide extérieure, à se faire une place dans la société. ». Il déplore aussi que dans toutes les adaptations (à part, peut-être, le Dracula de Coppola en 1992), Jonathan soit systématiquement mis en valeur au détriment de Mina, ce qui n’était pourtant pas le cas dans le roman. Mina y était présentée comme extrêmement intelligente. Tandis que Jonathan était certes gentil et courageux, mais également faible et incompétent.

Un dessin original et une ambiance gothique incroyable :

La mise en scène, très recherchée et parfois très onirique, voire délirante, semble en partie inspirée du Dracula de Coppola en 1992. Comme dans JoJo, le vampire de DRCL ressemble à une pop star décadente. Son design rappelle vaguement Michael Jackson ! De plus, le dessin de Sakamoto est mature et très détaillé par rapport à beaucoup de mangas.

Dracula s'attaquant à Lucy. Dracula est très beau et a de longs cheveux noirs en désordre. Le style et la composition du dessin évoquent les tableaux du 18ème siècle.
Source : DRCL Midnight Children © Shin’ichi Sakamoto 2021. Tous droits réservés.

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